Comme le temps est passé vite ! Mi-mars, une campagne
électorale s’achevait avec la crainte encore hypothétique de quelques mesures
sanitaires contre un obscur virus chinois et trois semaines plus tard nous
vivons l’inimaginable. Près de 3 milliards de terriens confinés chez eux pour
la première fois dans l’histoire de l’humanité, puisque la population mondiale
a dépassé le seuil du milliard en 1800 et 2 milliards vers 1920, il y a tout
juste 100 ans. Cent ans, c’est aussi à quelques mois près le temps qui s’est
écoulé depuis l’épidémie de grippe espagnole qui causa plus de 2 millions de
décès en Europe occidentale, soit 0,5 % de la population et 50 à 100 millions
de morts dans le Monde. Avant, il y avait eu les grandes pestes qui décimaient
régulièrement la population, mais c’était il y a bien longtemps, quelques
fractions de secondes à l’échelle du cosmos. Ailleurs, il y avait eu Ebola,
mais c’était bien loin, et nous nous sentions bien peu concernés. Baignés dans
l’illusion du progrès universel et de la science omnipotente, nous avions cru
que rien de tout cela n’arriverait plus jamais ici. Envoutés
par la magie de la technologie triomphante, nous pensions être enfin détachés
des contingences, libérés de l’angoisse de la maladie, seuls maîtres et possesseurs d’une Nature que nous pouvions
désormais exploiter sans retenue et sans scrupules.
Mais ça, c’était avant, il y a très longtemps, il y a 3 semaines déjà !
Comme une grande claque en pleine figure, nous sommes
contraints de reprendre conscience de notre finitude, de notre infime petitesse,
nous sommes forcés de découvrir que la Nature ne nous est pas extérieure, et
que nous n’en sommes qu’un infime avatar. Alors que nous sommes encore au
milieu du gué, y a-t-il déjà quelques leçons que nous pouvons apprendre de
cette crise sanitaire historique ?
Première leçon, nous ne sommes ni rationnels ni
utilitaristes. Certains s’en doutaient , voilà la confirmation. Si nous étions
rationnels, nous respecterions les mesures de confinement
et toutes les précautions sanitaires, si nous étions rationnels nous
attendrions les résultats d’essais cliniques en double aveugle avant de nous
passionner pour des remèdes miraculeux, si nous étions rationnels, nous
n’irions pas dévaliser les magasins pour stocker des pâtes et du papier
hygiénique… mais avant cela, si nous étions rationnels nous aurions déjà écouté
depuis longtemps les climatologues, nous aurions réduit nos émissions de gaz
carbonique, nous aurions arrêté d’acheter des voitures énormes et surpuissantes,
nous aurions arrêté d’importer de l’autre bout du Monde des produits superflus
qui finissent dans les décharges et les poubelles. Là il n’y a pas vraiment de
surprise !
La bonne nouvelle, la deuxième leçon, c’est que nous ne
sommes pas utilitaristes, en tout cas pas la plupart des Européens. Si nous
étions utilitaristes, nous laisserions le virus se propager pour atteindre
rapidement un bon taux d’immunité dans la population au prix de 2 ou 3% de
décès, méthode préconisée par MM Trump, Johnson et Bolsonaro. Si nous étions
utilitaristes, nous clamerions haut et fort que ces décès concernent surtout
des personnes âgées, voire très âgées qui coûtent cher à la société et ne
rapportent plus grand-chose. Ouf ! La
compassion, l’altruisme, le respect de la vie l’emportent sur les valeurs
purement mercantiles et utilitaristes, au moins dans la plupart des pays
occidentaux. Notons toutefois que les Anglo-saxons doivent nous inciter à la
vigilance avec un modèle de société qui se confirme comme étant très éloigné des valeurs humanistes du “vieux
continent”.
Et il y a plein d’autres bonnes nouvelles. Certes, il est
difficile d’entendre parler de bonne nouvelle quand on est malade, quand on est
inquiet pour soi ou pour ses proches, quand certains de nos parents ou amis
sont déjà partis. Mais nous voyons aussi émerger une richesse incroyable dans
les élans spontanés de solidarité locale. L’imagination et la créativité
collectives apportent chaque jour des solutions originales pour réorganiser la
vie, pour se distraire ensemble, pour communiquer avec ses voisins. Et pendant
que nous sommes confinés, la nature se régénère, les animaux reviennent dans
les villes et les villages, la pollution de l’air diminue.
Alors faut-il être optimiste pour l’avenir ? Il est certes
un peu tôt pour le dire et nous allons encore traverser de dures épreuves
demain et dans les prochaines semaines. Mais nous pouvons déjà penser au monde
que nous souhaitons pour après-demain, lorsqu’un traitement aura été trouvé,
lorsqu’un vaccin aura été mis au point, lorsque la vie, notre vie pourra ou
pourrait redevenir comme avant. Saurons-nous retenir ce que nous avons appris
avant d’affronter la prochaine crise qui s’annonce, la crise écologique ?
Ces quelques jours de confinement et d’activité réduite sont
peut-être une occasion inespérée de nous poser cette question. Quand le
confinement sera terminé, allons-nous sauter dans le premier avion pour aller
arroser ça aux Maldives ou allons-nous organiser une grande fête de quartier
avec nos amis et voisins, ces voisins que nous connaissions à peine et que nous
étions heureux de retrouver chaque soir pour applaudir sur le balcon ?
Allons-nous nous ruer dans les supermarchés pour remplir nos caddies de
nourriture industrielle, de viande aux hormones, de fruits importés par avion,
ou continuerons-nous d’aller à pied chercher nos légumes chez le maraîcher dont
nous avons découvert l’existence à 3 pas de chez nous ? Et plus globalement,
approuverons-nous le vaste plan de relance déjà en préparation pour soutenir
l’industrie automobile et le transport aérien ? Approuverons-nous des
politiques de destruction du service public, et en particulier de l’hôpital ?
Approuverons-nous la privatisation des retraites au profit des compagnies
d’assurance qui voudraient bien profiter de leur part du gâteau ?
Et si cette crise sanitaire n’était que la dernière alerte
avant la grande crise qui s’annonce ? Si nous savons en tirer les
enseignements, nous découvrirons peut-être que nous sommes beaucoup plus
adaptables que nous le croyions, nous apprendrons peut-être que le nouveau
monde plus sobre, plus sage est aussi plus humain, plus beau, plus serein et
que nous pouvons aborder dès maintenant cette transition sans angoisse, sans
peur, avec optimisme et enthousiasme.